Samhain est à nos portes. À l’apogée du 31 octobre, une résonance particulière se fait sentir. Depuis quelques années, la notion de liminalité, où se croisent états et possibilités, me fascine. Au fil du temps, j'ai tissé des liens subtils entre la liminalité, les rituels anciens et l’art ancestral de porter et de créer des bijoux.
Depuis l’éveil de la conscience humaine, les espaces liminaux – zones de transition entre deux mondes (physique et spirituel, vie et mort, humain et divin, jour et nuit) – partagent une dualité faite de mystère et parfois d'inquiétude. Les sociétés anciennes, qui les considéraient comme des passages instables, ont développé des pratiques et des objets rituels pour protéger les individus de l’incertitude de l’autre Monde.
Amulettes, talismans et autres objets rituels servaient à éloigner les esprits dans ces espaces liminaux. En Égypte, l’œil d’Horus, porté comme amulette, offrait une protection contre les forces malveillantes. Chez les Celtes, les motifs symboliques gravés repoussaient les entités néfastes. Dans différentes sociétés, des sacrifices d’animaux, de nourriture ou d’objets précieux visaient à satisfaire et apaiser les esprits, tandis que l’architecture sacrée, avec ses symboles et pierres de seuil, délimitait les territoires et protégeait les habitants. Sorciers et chamans, experts en savoirs liminaux, jouaient un rôle central dans ces pratiques, usant de magie, d’incantations et de symboles pour sécuriser ces espaces. Enfin, des symboles comme le cercle et les mandalas délimitaient des frontières sacrées, incarnant ordre et protection contre les forces invisibles.
L’étude de ces pratiques révèle que les espaces liminaux, loin d’être simplement physiques, représentent aussi des zones d’activation psychique et spirituelle. Les anciens rituels témoignent d’une volonté de dompter l’inconnu en transformant la peur en symboles protecteurs.
La liminalité du corps
Le corps humain, à la fois entité physique et spirituelle, est en contact permanent avec le monde extérieur. L’espace entre le corps et ce qui l’entoure est un espace liminal – une frontière subtile où des échanges invisibles se produisent. Dans cet entre-deux, le bijou trouve sa place, non seulement comme ornement, mais aussi comme amulette protectrice.
Porter un bijou marque une frontière entre soi et le monde extérieur, filtrant et absorbant les énergies de l’environnement. Le métal, avec ses propriétés de conductibilité et de réflectivité, agit comme barrière énergétique. Placés aux points vulnérables du corps (cou, poignets, chevilles, orifices), les bijoux protègent des zones à risque où l’énergie circule abondamment.
Un collier au cou, par exemple, protège la gorge en dessinant un cercle autour de cette porte énergétique, tandis que les anneaux canalisent les énergies à travers les mains. L’anneau de nez protège l’orifice de toute intrusion indésirable. En portant ces bijoux, l’humain se protège ainsi du monde extérieur.
Les amulettes cachées sous les vêtements, les symboles gravés dans le métal, les pierres aux vertus spécifiques, les piercings – tout cela forme une armure intime qui protège. À chaque mouvement, le bijou rappelle cette frontière, marquant symboliquement ce territoire que l’on habite.
Le bijou devient ainsi un prolongement du corps, une interface entre soi et l’Autre. Il incarne cette nécessité humaine de demeurer fort et ancré face aux échanges constants, de dompter l’invisible, de garder son intégrité face au monde extérieur.
Il marque la frontière entre soi et le reste du monde, comme une déclaration silencieuse :
"Je suis ici, intact·e, et je choisis ce qui passe à travers ce seuil."
La liminalité lors de la nuit de Samhain
À Samhain, la terre s’endort, et avec elle, les forces vitales de la nature se retirent sous la surface, dans un sommeil symbolique. C’est un moment où le voile entre le monde des vivants et celui des esprits, des ancêtres et des morts, devient extraordinairement fin. Cette liminalité crée un espace propice à la communication avec l’invisible, avec ceux qui sont passés de l'autre côté. Les anciens croyaient que, pendant cette nuit, les âmes de ceux qui sont partis pouvaient revenir, rôdant autour des foyers familiaux et des lieux sacrés.
Les espaces liminaux comme Samhain sont par essence instables et ambigus. Ce sont des zones de transformation, d'entre-deux, où les lois ordinaires de la réalité ne s’appliquent plus tout à fait. La nuit de Samhain, les rituels de protection prenaient donc une importance vitale. Des offrandes étaient laissées pour les ancêtres, des lanternes ou des feux allumés pour guider les âmes bienveillantes, et des symboles de protection placés sur les portes et les fenêtres pour éloigner les esprits malveillants.
C’est aussi un moment propice aux voyages intérieurs et aux révélations. Dans cet entre-deux, les limites de la conscience peuvent s’étendre, permettant aux pratiquants de sonder les profondeurs de leur âme, de communiquer avec leurs propres ombres et d'invoquer des visions pour l'année à venir. Samhain invite chacun à embrasser ce qui est caché, ce qui est liminal en soi – à explorer les mystères qui échappent à la compréhension rationnelle.
Au-delà de son aspect de fin de cycle, Samhain est une porte vers l’invisible, un rappel que vie et mort, jour et nuit, passé et futur forment un continuum. Cet espace liminal entre les saisons invite au respect des forces invisibles et honore le lien subtil qui unit les mondes.
En somme
À travers les rituels, les objets sacrés et les pratiques de protection, l'humanité a toujours cherché à naviguer entre les mondes visibles et invisibles. Ces espaces sont à la fois mystérieux et porteurs de révélations, témoignant de notre besoin de comprendre l'inconnu et de maintenir une connexion avec ce qui nous dépasse. Que ce soit à travers les bijoux qui protègent notre être ou les traditions ancestrales comme Samhain, ces passages vers l’invisible nous rappellent que chaque seuil est une invitation à plonger plus profondément en nous-mêmes et à nous abandonner au Grand Mystère.
Source:
The Power of Myth, Joseph Campbell
Ritual: A Very Short Introduction, Cindy Galbreath and Ronald L. Grimes
Jewelry of the Ancient World, Ian McKay
Photography: Bianca Des Jardins